Capsule historique # 7 – La bibliothèque publique et gratuite de Sainte-Cunégonde : la première bibliothèque municipale francophone au Québec, par François Séguin

La Fédération des milieux documentaires est heureuse de vous présenter la septième capsule de la série historique sur les milieux documentaires au Québec. Permettez-nous de vous présenter à nouveau Monsieur François Séguin, qui a inauguré cette série avec une capsule sur la bibliothèque de Maisonneuve, dont il fut responsable pendant 25 ans. Il traite ici d’un sujet abordé dans son livre : D’obscurantisme et de lumières : La bibliothèque publique au Québec, des origines au 21e siècle (Hurtubise, 2016) [Page du livre sur le site de l’éditeur], qui viens de recevoir le Prix Founders, Meilleur livre, Anthologie en français 2018 de l’Association canadienne d’histoire de l’éducation (CHEACHÉ).

LA BIBLIOTHÈQUE PUBLIQUE ET GRATUITE DE SAINTE-CUNÉGONDE : LA PREMIÈRE BIBLIOTHÈQUE MUNICIPALE FRANCOPHONE AU QUÉBEC

En 1897, Westmount fut la première municipalité québécoise à se doter d’une bibliothèque  municipale. Il fallut attendre 1905 avant qu’une  ville majoritairement francophone  se  prévale de  l’« Acte donnant pouvoir aux  corporations de  cité, ville  et village, d’aider  au maintien de bibliothèques publiques » (1890)  et établisse une  bibliothèque municipale financée  par les taxes des citoyens. C’est à Sainte-Cunégonde (11 225 ha.), au sud-ouest de Montréal, que revient cet honneur; une ville d’une superficie équivalant plus ou moins à celle du parc La Fontaine à Montréal.

Depuis le début des années 1890, une petite bibliothèque commerciale de prêt avait pignon sur rue dans Sainte-Cunégonde. Or, au début du 20e siècle, celle-ci n’était plus en mesure de répondre aux besoins de lecture et de documentation des citoyens. La section locale de l’Association Saint-Jean-Baptiste et le Cercle des jeunes gens, entre autres, réclamèrent l’établissement par la municipalité d’une bibliothèque publique. Un local à cet effet fut inclus dans les plans du nouvel hôtel de ville de Sainte-Cunégonde qui serait érigé en 1904 à l’angle des rues Vinet et Workman.

Le 28 septembre 1905, le Conseil municipal, présidé par le maire Cléophas P. Fabien, adopta sans opposition le « Règlement concernant l’établissement et l’entretien d’une bibliothèque publique et gratuite dans la cité de Sainte-Cunégonde ». La vocation de l’institution était « de propager parmi les citoyens en général, la connaissance des sciences, des arts et de la bonne littérature [à l’aide d’ouvrages traitant surtout] de sujets industriels, d’arts et de sciences usuelles ». La bibliothèque et les salles de lecture seraient « à perpétuité ouvertes gratuitement aux habitants de la ville de Sainte-Cunégonde ». Chaque année, le Conseil municipal voterait « une somme de pas moins de $1000 pour entretenir la dite (sic) bibliothèque, ainsi que pour acheter et tenir en bon ordre les livres, recueils, revues, tableaux, statues, peintures et autres objets d’art qu’elle contiendra » (art. 3). « La dite (sic) bibliothèque sera connue et désignée sous le nom “ Bibliothèque Publique et Gratuite de Sainte-Cunégonde ” ». Elle logerait au deuxième étage de l’hôtel de ville, et serait administrée par une commission spéciale choisie par le conseil parmi les échevins. « Le curé de la cité de Sainte-Cunégonde [sera] ipso facto membre de la dite (sic) commission », ce qui était de nature à rasséréner un clergé suspicieux.

Séance tenante, il fut procédé à la lecture d’une lettre du curé François-Xavier Ecrément dans laquelle il souscrivait « de tout cœur à la création d’une bibliothèque dans Sainte-Cunégonde [qui] devra nécessairement être sous le contrôle des autorités religieuses et civiles ».

 

Hôtel de ville de Sainte-Cunégonde.

La bibliothèque logeait au deuxième étage du bâtiment.

Source : Albums de rues E.-Z. Massicotte

BAnQ

 

Sainte-Cunégonde n’eut pas à financer et à administrer la bibliothèque qu’elle venait de fonder, car, le soir même, les conseillers résolurent à l’unanimité d’acquiescer à l’offre d’annexion que leur faisait Montréal. La métropole phagocytait la Cité de Sainte-Cunégonde, qui n’aura vécu que trente ans, de 1876 à 1906. Du coup, elle héritait d’une dette de 25 600 $.

La Bibliothèque publique et gratuite de Sainte-Cunégonde [BPGS-C] ouvrit ses portes en janvier 1906. En mai, elle fut placée sous le contrôle exclusif de la Commission de la Bibliothèque civique de Montréal — sise boulevard Saint-Laurent, dans l’édifice du Monument national, cette bibliothèque, essentiellement industrielle, scientifique et technique, avait été établie en 1903.

La BPGS-C, dont le responsable était Édouard-Zotique Massicotte (salaire annuel : 275$), possédait 1 252 livres et était ouverte quatorze heures par semaine. Nous pouvons donc nous représenter une modeste bibliothèque de quartier, dotée d’une petite collection de livres, utilisée par des résidents francophones — « L’élément anglais représente un 1/6 des lecteur (sic)[1] » — qui, pour la plupart, habitaient à proximité.

Le responsable de la Bibliothèque publique et gratuite de Sainte-Cunégonde

Source : BAnQ

Le 13 mai 1917, la Bibliothèque de la Ville de Montréal était inaugurée, rue Sherbrooke Est, en face du parc La Fontaine. Deux ans auparavant, il avait été résolu que la BPGS-C fermerait ses portes et que sa collection serait versée dans celle de la nouvelle institution. Dans un contexte où Montréal manquait cruellement de bibliothèques, la Commission de la Bibliothèque de Montréal soumit à la Commission administrative de la Ville un rapport dans lequel elle s’élevait contre la disparition de Sainte-Cunégonde, « alors que le public demande à grands cris la création d’autres succursales », et contre l’abolition du poste de E.-Z. Massicotte, « le seul bibliothécaire d’une bibliothèque de faubourg ».

Nonobstant cette exhortation, la BPGS-C dut mettre fin à ses activités à l’été 1918. « La partie ouest de Montréal », évoquerait plus tard E.-Z. Massicotte, « ressentit vivement la perte qu’elle faisait. Les lecteurs se recrutaient dans les quartiers Saint-Joseph, Saint-Gabriel et Saint-Henri. En plus, les jours fériés, la bibliothèque était spécialement ouverte aux jeunes qui s’y rendaient nombreux, car ils y trouvaient une jolie collection de journaux et de livres illustrés. Ces jours-là, un groupe de dames patronnesses venait aider le bibliothécaire à exercer une surveillance effective. »

La bibliothèque de la rue Sherbrooke demeurerait durant une trentaine d’années la seule bibliothèque publique municipale à Montréal (903 007 ha. en 1941). Une première succursale (Shamrock) fut établie en 1947 dans l’édifice du marché du Nord — nom officiel du marché Jean-Talon jusqu’en 1982; et, la même année, une deuxième, la Bibliothèque Workman. Et ce, dans l’édifice qui avait abrité la Bibliothèque de Sainte-Cunégonde.  En l’espace d’une quinzaine d’années, six autres bibliothèques de quartier virent le jour : Hochelaga (1948), Lorimier (1950), Rosemont (1951), Ahuntsic (1953), Benny (1956) et Gatineau (1961). De plus, on implanta dans le sous-sol de la Bibliothèque centrale, rue Sherbrooke, une cinémathèque composée de 700 films éducatifs.

La Bibliothèque Workman, rebaptisée Georges-Vanier en 1985, existe toujours. Sise dans la Petite-Bourgogne, l’ancien quartier de Sainte-Cunégonde, elle loge dans ce qui avait été hôtel de ville de Sainte-Cunégonde.

 

[1] Compte rendu, 23 octobre 1906. Commissions échevinales. Commission de la Bibliothèque civique de Montréal. Archives de la Ville de Montréal.